Arcanes, la lettre
Chaque mois, l'équipe des Archives s'exerce à traiter un sujet à partir de documents d'archives ou de ressources en ligne. Ainsi, des thèmes aussi variés que la mode, la chanson, le cinéma, le feu sont abordés...
La mécanique synaptique qui anime notre cerveau suit un double mouvement continu de mémorisation et d’effacement. L’un ne va pas sans l’autre. Si l’équilibre se rompt, la machine s’égare sur les chemins maladifs de l’amnésie ou de l’hypermnésie.
Nous, archivistes, petites cellules grises de l’encéphale sociétal, connaissons bien ce processus : trier, classer, détruire, pour mieux conserver la substantifique mémoire collective et la restituer au monde. Le numérique a, un temps, donné l’illusion qu’il était possible de tout conserver, d’autant plus dans un contexte d’injonctions mémorielles. Mais les faits sont têtus, pour pouvoir se souvenir, il faut aussi savoir oublier. Je vous invite donc à un exercice de mémoire tout à fait oubliable, ainsi qu’à un double hommage à Joe Brainard et à son zélateur français Georges Pérec, pour vous présenter le n°157 d’Arcanes.
Je me souviens de ces étranges lunettes de bois, posées sur la toile cirée à motifs de la cuisine de ma grand-mère, qui permettaient de voir des images stéréoscopiques en relief ;
Je me souviens du terme “pierre morne” apparu au détour d’un texte, que j’avais trouvé autant obscur que poétique, avant de découvrir qu’il s’agissait du lieu d’exposition des cadavres à identifier sous l’Ancien Régime ;
Je me souviens que l'archiviste qui organisait les ateliers des Samedis des Archives, Mort ou vif, Masterclass et Au fil des chroniques des capitouls, portait des chaussures en cuir noir siglées Christian Pellet, un must ;
Je me souviens d’avoir réalisé assez tard que le nom du quartier des Ponts-Jumeaux était effectivement lié aux deux ponts côte à côte traversant les canaux de Brienne et du Midi ;
Je me souviens de la rue Mirepoix et de son restaurant de pâtes où je me rendais fréquemment sans aucune conscience des vestiges archéologiques qui se trouvaient à proximité ;
Je me souviens d’avoir découvert qu’il existait des bibliothèques dans les services d’Archives, et inversement, sans en être pour autant bouleversé.
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Non, ne vous inquiétez pas, ce n'est pas votre vue qui vous fait subitement défaut à la lecture de ce billet. Inutile de contacter en urgence votre ophtalmologue, vous n'êtes pas atteint de diplopie ; vous êtes simplement confronté à une photographie stéréoscopique. Cette technique fascinante, popularisée dans les années 1850, repose sur des principes découverts dès 1838 par Charles Wheatstone, permettant au spectateur de percevoir une image en trois dimensions. Ces deux vues jumelles, presque identiques, sont conçues pour tromper notre perception et créer une sensation de relief, c'est le principe de la vision binoculaire. Nos yeux, espacés d'environ 6 cm, regardent ces clichés décalés, et notre cerveau synthétise ces informations pour nous donner l’illusion de profondeur. Afin d’éviter une fatigue oculaire certaine pour le restant de votre journée, je vous conseille d’utiliser un stéréoscope au lieu de vous épuiser à tenter de loucher des heures durant devant vos écrans. Cet outil permet de visionner ces deux mêmes images de manière qu’elles se juxtaposent pour n’en faire apparaître plus qu’une. Et là, la magie opère : des éléments en premier ou dernier plan se détachent du décor. On s’immerge dans l’image, qui nous semble parfois même s’animer.
À ses débuts, le procédé stéréoscopique était encore mal maîtrisé et principalement utilisé par des professionnels ou quelques amateurs éclairés. Cependant, à partir de 1893, cette technique connaît un véritable regain d'intérêt grâce à la commercialisation du vérascope Richard. Cet appareil, réputé pour son format compact, est beaucoup plus facilement transportable que l’imposante chambre photographique de l'époque. Dans le commerce, on trouve désormais de petites boîtes contenant une douzaine de plaques de verre prêtes à l’emploi, rendant ainsi la stéréoscopie accessible à un public plus large.
Dans nos fonds, il est possible de découvrir de nombreuses vues stéréoscopiques.
Les supports et types de documents sont variés : des négatifs et positifs sur plaques de verre, ainsi que des cartes sur lesquelles des tirages contacts étaient collés. Sur certaines d'entre elles, l’auteur a fait preuve d’une grande créativité, souhaitant accentuer l’aspect spectaculaire qu’apporte cette technique, en ajoutant de la peinture ou en réalisant de fines entailles pour laisser passer des filets de lumière. D'un autre côté, la stéréoscopie a également été utilisée dans un cadre plus réaliste et documentaire. Une grande partie des images provient de photographes mobilisés pendant la Première Guerre mondiale. Parmi elles, le fonds Louis Albinet, en cours de traitement, renferme plus de 2 000 stéréoscopies sur plaques de verre. Dès ma première découverte, j'ai été fascinée par ces clichés.
Aujourd'hui, je les redécouvre, toujours avec émerveillement, mais consciente de l'intention qui animait le photographe : je perçois mieux sa volonté de jouer avec la perspective d'un paysage renversant, ou avec l'architecture monumentale des villes qu'il visite. Chaque image est soigneusement pensée, cadrée et composée pour transmettre une véritable sensation de relief. Dans cette même lignée, je vous invite aussi à explorer sur notre base de données les photographies réalisées par Raoul Berthelé et Antonin Ruffié.
L’édition 2024 du festival Toulouse Polars du Sud vient de s’achever. Les Archives de Toulouse, associées à cet événement, ont proposé cinq ateliers successifs (aux trois initialement programmés, nous en avons rajouté deux supplémentaires à la hâte) où plus de 100 personnes se sont inscrites afin de venir se pencher sur les archives d’une étrange procédure criminelle des capitouls remontant à janvier 1733.
Tout commence par la découverte du corps d’un inconnu sous le pont de Tournefeuille. Après une autopsie dans les règles, il s’avère que l’homme a d’abord été frappé de plusieurs bourrades (coups de crosse) au visage, puis tué d’un coup d’arme à feu. Exposé sur la pierre morne de l’hôtel de ville, il est rapidement identifié le jour-même. Il s’agit indéniablement « du nommé Pierrot, cy-devant vollaille[r] de proffession, habitant au mazague de Naugé en Gascoigne, près du village ou marquisat de S[ain]t-André ».
Sauf que voilà, le lendemain, d’autres personnes identifient formellement le corps comme étant celui « de feu Raymond, voiturier, habitant du lieu de Lhaas en Gascoigne ».
Les capitouls, interloqués par la double personnalité du cadavre, décident d’envoyer un de leurs assesseurs en Gascogne, à la recherche d’indices permettant de trancher quant à l’identité de ce corps, décidément bien dérangeant. En passant par Colomiers, Léguevin, Pujaudran, le magistrat s’enquiert d’une éventuelle disparition en donnant le signalement du maintenant fameux Raymond et Pierrot. À Auradé, il a un coup au cœur car on lui annonce qu’un certain Kéron aurait été assassiné à Toulouse ledit jour. Fausse alerte, Kéron se présente, il est toujours vivant.
Poussant plus avant dans la Gascogne profonde, le magistrat questionne inlassablement les consuls des communautés traversées.
C’est enfin à Lahas qu’il obtient des réponses. Ici, quelqu’un manque effectivement à l’appel. Mais est-ce Raymond ou Pierrot ?
« Hé bien », lui dit-on, « Pierrot ou Raymond c’est pareil ! » Pour les locaux, l’homme mort s’appelait Raymond, mais on le nommait plutôt Pierrot, comme son père. Oui, il est bien natif de Lahas, mais il réside à Naugé depuis son mariage. Une évidence gasconne qui a certainement déstabilisé un tantinet notre homme de justice toulousain.
Mais l’important étant là ; on a enfin la certitude sur le mort, mission accomplie. Il ne reste plus à l’assesseur qu’à rendre visite à la veuve, une simple formalité.
Sauf que là... Bref, vous comprendrez qu’il y a à nouveau un hic, et que la double vie (ou double mort) de Pierrot-Raymond va offrir de nouvelles surprises au magistrat.
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Depuis plusieurs années déjà, les Samedis des Archives étaient un rendez-vous devenus incontournable chaque premier samedi du mois : on y proposait des ateliers ouverts à tous autour d’un crime (Mort ou vif), ou bien d’une plongée photographique dans Toulouse entre les deux guerres (En-quête d’images), ou encore axés sur la médecine légale (Corpus corporis) et même de promenades dans domaines anciens et métairies disparues (Champs troubles).
L’offre a été doublée l’an passé par l’adjonction d’un deuxième samedi, cette fois exclusivement destiné aux étudiants et chercheurs, les Masterclass, qui se tiennent le troisième samedi du mois. Une journée entière de travail, d’échanges, de mise en place de projets. On y vient pour une heure ou pour la journée entière (9h-17h). On y accueille les historiens, les historiens du droit, ceux de l’art, c’est une évidence. Mais on y a vu aussi des musicologues, des littéraires, des gens du monde médical.
Cette année, nous triplons la mise avec le 4e samedi du mois qui propose Au fil des chroniques des capitouls, des sessions découverte autour du trésor des Archives : les douze volumes des Annales manuscrites. Un thème différent y est abordé chaque mois. Après Les ponts de la ville en septembre, octobre sera sous le signe des pestes, avant d’aborder les passeports en novembre et de finir l’année sous le signe des festins de table. Le déroulé de ces séances commence par une évocation de la thématique parsemée d’extraits choisis des chroniques des capitouls, avant de passer à plusieurs petits ateliers découverte.
Pour la session consacrée aux pestes, par exemple, certains choisiront de travailler sur les odeurs de la peste, d’autres s’ingénieront à retrouver toutes les plantes nécessaires à la composition de l’eau de farfara, remède réputé miraculeux. Mais il y aura aussi des ateliers relatifs aux tenues des corbeaux, aux semeurs de pestes et à leurs châtiments, aux mesures de désinfections des maisons infectées, etc.
Voilà, si vous avez fait le compte, chaque mois ce sont ainsi les 1er, 3e et 4e samedis qui sont à l’affiche. Mais alors, quid du 2e samedi ?
Hé bien nous nous mettons en quatre pour recevoir ce jour-là des groupes et leur proposer des ateliers à la carte. Ainsi en novembre nous accueillons les « refusés » du festival du polar, ceux qui n’ont pu avoir de place pour le meurtre de Pierrot ou Raymond, et qui travailleront sur une autre affaire criminelle.
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Comme à la pétanque où l’équipe de trois joueurs est appelée triplette, le site du port de l’Embouchure pourrait porter ce nom au vu de ses trois ponts identiques situés dans une même continuité.
Au 18e siècle, les aménagements financés par les Etats de Languedoc sur les plans de Joseph Marie de Saget pour l’amélioration de la navigation et une meilleure communication entre la Garonne et le canal des Deux Mers ont notamment entraîné l’ouverture en 1776 du canal de Brienne. A cette occasion un port a été construit à l’embouchure des canaux vers le fleuve ainsi que deux ponts en remplacement de celui dit de Gragnague qui permettait, jusqu’alors, la poursuite de la route menant à Blagnac. Ces ponts jumeaux érigés entre 1771 et 1774 ont été parés d’un monumental bas-relief en marbre de Carrare. Signé du sculpteur toulousain François Lucas, il loue la prodigalité de la Province à l’origine de ces travaux.
Au moment du creusement du canal Latéral à la Garonne à partir de 1839, l’érection d’un troisième pont a été nécessaire pour assurer la pérennité des cheminements. Le choix esthétique retenu a été la reprise des caractéristiques architecturales des ouvrages du 18e siècle, à savoir, une maçonnerie en brique soulignée par des éléments en pierre (arcs surbaissés, chainages d’angle, appuis des parapets). La largeur du pont est doublée en 1969, préfigurant les grands aménagements routiers des décennies suivantes avec la construction du pont de l'Embouchure sur la Garonne au début des années 1970 et 10 ans plus tard l’ouverture de la rocade.
La revue Le Patrimoine dédie son dernier numéro à la statuaire publique dont un des articles est consacré à ce bas-relief, véritable placard publicitaire à la gloire des Etats de Languedoc.
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Les archéologues toulousains voient souvent double. Ou plutôt, ils peuvent littéralement déchiffrer le mot « double » dans la légende du revers des doubles tournois, l’un des types monétaires modernes le plus fréquemment retrouvé en fouille. Mais un véritable strabisme peut aussi se manifester pour des monnaies romaines. Sur les nummi au type « Gloria Exercitus » du Bas-Empire, on pourra loucher sur deux légionnaires parfaitement symétriques encadrant deux étendards identiques. Et au Haut-Empire, les deux portraits adossés d’Auguste et d’Agrippa des as de l’atelier de Nîmes nous pousseront à un strabisme cette fois-ci divergent.
Cette pathologie peut aussi concerner des structures architecturales. Entre 1993 et 1995, l’Association pour les fouilles archéologiques nationales, devenue depuis l’Institut national de recherches archéologiques préventives, a effectué une fouille importante dans l’îlot situé entre la place du Capitole et la rue Mirepoix. Bien qu’elle soit mal documentée, car aucun rapport n’a jamais été rendu, on sait néanmoins qu’on y fit une découverte étonnante. À quelques mètres en arrière du rempart romain de la ville construit au premier siècle de notre ère, on a observé un tracé initial sous la forme de fondations creusées mais abandonnées avant d’être utilisées. Le croquis que nous présentons montre les vestiges du repentir avorté en rouge, mis au jour dans les périmètres fouillés en orange, et le tracé définitif du rempart en vert. Il ne reste plus qu’à essayer de comprendre ce double alignement. Pourquoi abandonner des travaux déjà bien engagés pour se déplacer de seulement quelques mètres ? On pourrait penser qu’on construisait simultanément plusieurs tronçons du rempart qui devaient normalement se raccorder. Mais on aurait commis une erreur de visée en adoptant une trajectoire trop déviante pour pouvoir être rattrapée. Il n’y a pas que les archéologues qui ont vu double, apparemment certains arpenteurs romains aussi.
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