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... de polichinelle

[femme enceinte guidée par un homme appuyé sur un bâton]. Dessin à l'encre sur papier, Giovanni Battista Piranesi, vers 1750. National Gallery of Art, Washington, inv. n° 1985.70.2.

... de polichinelle


février 2022

Vous trouverez bien chez nous l'acte de baptême de la petite Suzanne-Éléonore1. On y indique qu'elle est née le 21 octobre 1741, et a été baptisée le 24 dudit, en présence de son père, Ignace Ayral et de ses parrain et marraine. On n'y précise pas si Marie Ruffat, la maman, se porte bien, mais je peux vous assurer que oui.
Si Suzanne est effectivement un vrai nourrisson, Marie est en revanche une... fausse maman.
Allons-donc ! me direz-vous, mais tout le monde dans le quartier a pu voir son ventre rond ces derniers mois. Elle tricotait même le bonnet de son enfant à naître. Et puis, n'a-t-on pas entendu ses cris lors de l'accouchement. Et ce sang sur les draps de son lit après la délivrance, qu'est-ce donc, si ce n'est pas là la marque indéniable d'un accouchement ?
Perdu. Les hommes sont peut-être naïfs en cette matière, mais les femmes savent reconnaître quand une de leurs congénères met un coussin ou un panier sous son ventre pour paraître enceinte. Et même si toutes les femmes n'ont pas l'œil de taupe, elles savent bien qu'un ventre rond ne tangue pas tantôt à droite, tantôt à gauche.

Nous sommes là devant un cas de « supposition de part », c'est-à-dire que l'enfant a été acheté et qu'on le fait passer pour sien2. Instinct maternel exacerbé d'un couple stérile ? Certainement pas : il y a de l'argent en jeu, beaucoup d'argent même : 20 000 livres à récupérer d'une donation, si les époux Ayral venaient à avoir un enfant.
Sauf que voilà, le secret a été éventé ; non seulement à cause de ce ventre décidément bien ballant, mais encore, il a fallu trouver une sage-femme et la mettre dans la confidence (d'un pour dénicher un nourrisson tout frais, prêt et emballé le jour J, et de deux pour prétendument assister la « mère » lors de son accouchement feint).
Et lorsque le pot aux roses est découvert, c'est d'abord la sage-femme qui trinque, puis la vraie mère de l'enfant, le couple Ayral bien entendu, et d'autres complices encore. L'affaire est d'abord jugée par les capitouls3, puis le parlement y met son grain de sel, et, en conclusion, « Ayral et sa femme furent condemnés à faire amande honorable, la sage-femme, Suau, son épouse et la nommée Villaret à assister à lad. amande honorable, et ensuite lesd. Ayral, son épouze et Cazeneuve au banissement du ressort de la cour pour dix ans, Suau et sa femme au banissement de la sénéchaussée pour cinq ans »4.

Et le petit polichinelle dans tout ça ? Manifestement le sort de Suzanne-Élonore n'intéresse pas les magistrats, et nous ne savons rien de son devenir.

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1 - GG 318, f° 141. Paroisse Saint-Étienne, registre des baptêmes, mariages et sépultures de l'année 1741.
2 - On peut aussi le voler, l'enlever ou simplement le trouver sur le pas de sa porte.
3 - FF 785/7, procédure # 190, du 10 novembre 1741 (91 pièces).
4 - Annales manuscrites des capitouls, BB 283, p. 461.