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Les enfants déchus de Titivillus

"Le mari heureux", gravure de Noach van der Meer le jeune, d'après un dessin de Jacobus Buys, entre 1778 et 1785. Rijksmuseum, Amsterdam, inv. n° RP-P-1907-4665.

Les enfants déchus de Titivillus


septembre 2021

Certes, on ne connaît pas leur(s) mère(s), mais leur paternité ne fait point débat : ils sont autant de rejetons de Titivillus. Mais, tels des anges déchus, ces enfants de notre démon facétieux ont suivi une voie légèrement différente. Au lieu de susurrer des paroles qui induisent le copiste, le scribe ou le greffier en erreur, ils ont choisi de tenir eux-mêmes la plume et de créer sciemment ces erreurs – afin d'en tirer un substantiel profit, c'est entendu.
Qu'ils s'appellent Allaux, Bors, Cabos Chamillard, Crébassa, Danjoy ou encore l'envoûtante Charlou (et pour la bonne mesure, il nous faut agréger à la bande l'éclectique et talentueux cartographe-graveur Marqué, bien que sa palette dépasse ce simple registre et s'étende à de multiples autres arts dans le fait de voler, escroquer, duper), ces enfants ont hérité de leur père d'un goût prononcé pour l'espièglerie et se sont donc naturellement orientés vers l'escroquerie, plus précisément les faux en écriture.
Leur inclination naturelle les pousse à imiter à la perfection les lettres de change ou les billets à ordre prétendument cautionnés par de gros établissement parisiens, lyonnais, rouennais, genevois, pour ensuite les présenter tantôt à Toulouse, tantôt à Bordeaux, afin d'encaisser des sommes colossales ou d'engranger des marchandises. Bien entendu, ils ne répugnent pas à aller duper les négociants de Bayonne, Agen, Gaillac, Albi, Villefranche de Rouergue ; certains poussent jusqu'au Puy, ou encore à Sète.
En ces décennies 1770 et 1780, on les appelle chevaliers d'industrie, quelquefois escrocs (le mot commence à peine à se faire une place), le plus souvent affronteurs publics ou filous. Les nôtres opèrent sur une ligne allant de Bordeaux à Montpellier.
En 1780, le procureur du roi Charles Lagane, explique que ce type de crimes est « des plus graves comm'il est devenu très commun dans le royaume et, par conséquent, mérite d'être poursuivi à la dernière rigueur »1. Il n'a pas tort, car ces bandes connaissent parfaitement les rouages des circuits commerciaux et des échanges monétaires dématérialisés entre gros négociants, et leur passion dévorante pour l'or aurait tôt fait de mettre à genou les plus solides maisons.

D'autant plus qu'ils sont diablement bien organisés : dans leurs poches, portefeuilles ou portemanteaux, on y trouve des collections de signatures, sagement alignées, prêtes à servir ; des papiers aux format des lettres de change, prêts à être noircis. Cabos a même un attirail composé de « pleuzieurs compas et autres petits outils »2 qui lui permettent de mieux contrefaire les signatures. Cette passion de l'écriture et du faux leur est tellement chevillée au corps qu'Allaux ne trouve rien de mieux en prison que d'améliorer son ordinaire en se procurant un petit travail ; naturellement, on lui fait rédiger des actes de... justice pour le corps de la Bourse des marchands, rien que ça !
Comment identifier de tels escrocs ? Cela relève presque de l'impossible, tant ils savent changer d'apparence et de nom. À Toulouse, un marchand se laisse subjuguer par le côté angélique de l'un d'eux, qu'il trouve « d'une politesse et d'une honêteté sans égale », ce qui lui laisse à penser « que c'étoit un homme de distinction »3 ; alors qu'à Gaillac, un de ses confrères est plus frappé par le côté démon de « deux messieurs, l'un d'assès mauvaise mine, et l'autre moins désagréable »4.
Mais, à trop tirer sur la corde (ou le diable par la queue), on peut finir par s'y balancer sans grâce. Mais, ne nous faisons pas d'illusion, les Allaux, Bors et autres seront vite remplacés par de nouveaux venus, et le chroniqueur toulousain Pierre Barthès, tel l'archange de l'Apocalypse, écrivait en 1768 que « la ville [...] n'en sera purgée qu'au dernier jour de sa destruction, tant cette vermine pullule, trouvant toujours de dupes qui se laissent prendre au filet »5.

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1 FF 824/9, procédure # 170 – supplément, du 18 octobre 1780.
2 FF 819/1, procédure # 009, du 16 janvier 1775. Ajoutons à cela que l'on trouvera encore dans ses tiroirs du papier transparent...
3 FF 824/1, procédure # 001, du 4 janvier 1780;
4 FF 820 (en cours de classement) procédure du 17 février 1776.
5 Bibliothèque municipale de Toulouse, fonds patrimonial, Ms. 704, p. 95.