Tout aurait pu commencer à Toulouse par cette ordonnance du 20 juillet 1340, mais l'on sait bien que les trouble-vins existaient probablement depuis la nuit des temps.
Ce jour-là, après mûre réflexion entre les capitouls, les assesseurs, les médecins et autres prud'hommes, une délibération est prise, et l'on publie cette ordonnance municipale qui interdit aux marchands et taverniers de travailler le vin, d'y mêler de la terre glaise, du sel, du vermillon du Brésil1, de l'alun de roche, du calomel, des crottes de chien, de la chaux et autres matières nuisibles, comme aussi d'importer à Toulouse aucun vin ainsi arrangé2.
Les mélanges du cabaretier
Joseph Chevalier, dit Quic, prétend que les cabaretiers voisins mettent de l'eau dans leur vin. C'est là une accusation des plus courantes, mais ici la calomnie fonctionne puisque ces derniers sont obligés de faire appel à un expert qui, « ayant fait l'épreuve dud. vin » devant témoins, « il reconnut que ledit vin étoit pur et sans aucune mixion »3. En 1733, Jean Caillive commerce dans le vin : il laisse 17 tonneaux chez un cabaretier afin qu'il les vende à pot renversé. Le bruit se répand vite dans le public, que ce vin de Roquemaure est excellent. Mais voilà, le tavernier enivré par le succès va rapidement faire des mélanges avec d'autres fonds de barriques, afin de tirer plus de profit. Ses dons pour l'assemblage sont à l'évidence limités puisque ceux qui le goûtent le trouvent pour le mieux un « vin qui tiroit sur le fort », sinon « trouble » – « très mauvais et louche », jusqu'à « aigre et sentant le pourry » ; les experts appelés confirmeront4.
En 1706, depuis Versailles jusqu'à Toulouse, la mode du « vin sur la glace » s'est répandue, jusque dans les auberges rurales, comme ici à Pouvourville. Le cuisinier Vidal, son épouse et son beau-père, profitent d'un beau lundi de juillet pour quitter la ville afin d'aller s'y promener. Après le déjeuner, « ayant fait partie d'aller boire chès le nommé Firmy, hoste audit endroit, ils y seroint allés ensemble. Et ayant fait tirer du vin et mettre à la glace, et après qu'ils en ont eu bu presque la moitié, ayant dit à l'hoste de leur en porter un demy-pégua pour huilier5 l'autre, ledit hoste, au lieu de leur porter du même vin, il auroit au contraire porté du vin farlatté et aygre »6.
Le vin n'est pas toujours frelaté à dessein. Il se peut qu'un défaut de surveillance et d'ouillage dans les tonneaux le rendent fleuri. Ainsi, un dimanche de juillet 1745, sortant de la taverne de Françon Clémens, le doreur Joseph Cazalbon, est furieux ; il clame qu'elle « luy avoit donné du vin fleury, ce qui l'avoit obligé de dire à laditte Clémens, que si elle luy en donnoit une autre fois de semblable il vouloit le luy jetter au vizage »7.
Le public pas en reste
Pour la demoiselle Vey, cabaretière, le problème est différent. Elle tire à l'avance le vin des tonneaux et le stocke dans des pots sous l'escalier. Mais les voisins du dessus font quotidiennement du train dans leur ménage, « ce qui, en faisant tomber la poussière dans les pots où l'on met le vin, l'expose à être entièrement troublé »8. En 1691, Ursule Bayouli, tavernière, baille un péga (3,17 l.) de vin blanc à une domestique pour le dîner de son maître. Celle-ci revient peu de temps après en demandant d'échanger le vin blanc pour du vin rouge. Ursule refuse de reprendre le péga vendu « parce que elle ne pouvoit pas sçavoir si le vin blanq qu'elle avoit baillé étoit le mesme ou s'il avoit esté farlaté »9. Effectivement, une fois le vin tiré, rien n'empêche d'y ajouter quoi que ce soit. Par exemple, le forgeron Cayrol qui, invité à manger des crêpes chez le métayer de Bordenove près Larramet, s'y rend avec sa charrette et un tonneau de vin ; « il y resta en conséquance jusques à sept heures du soir, à laquelle il s'apperçut qu'on luy avoit bu près de huit pégas de vin de sa barrique et qu'on avoit en outre mis dans son gobelet avec le vin, du tabac pendant deux fois de suite, ce qui l'obligea à s'en plaindre »10. Cas extrême, ces buveurs – dont la tavernière pense qu'ils « estoint ivronnés par les marques qu'ils en donnoint » – qui « pissèrent chacun dans leur verre »11, puis vomirent tout, à tel point que « sella santoit si mauvais qu'on ne pouvoit pas rester » dans le cabaret.
On aimerait croire que la diffusion du vin bouché a rendu les choses plus sûres. Ce n'est pas évident : le contrebandier Philippe Huet, en sait quelque chose, en plus de son trafic de tabac de Macouba, il fait aussi dans le vin bouché qu’il achète à bas prix en Espagne, et y colle allègrement des étiquettes imprimées qui ne sont visiblement pas du cru12.
Et, même si le vin n'est pas toujours frelaté, il peut faire naître force troubles et conflits, Trouble-vin vous emmène justement à Lalande, sur le domaine de Lassesquières, du temps où un château se dressait encore là où un lac a maintenant élu domicile.
Et justement comme le ban des vendanges approche, l'atelier Au fil des chroniques des capitouls du samedi 25 octobre sera entièrement consacré à la vigne et au vin.
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1. Certes le Brésil que nous connaissons n’est pas encore connu à cette date, mais le mot existe bien, il désigne généralement un bois rouge couleur braise, importé des Indes.
2. AA5/156. Notons que si l'acte est en latin, on précise bien que l'ordonnance, elle, sera publiée en roman (en occitan si vous préférez) et communiquée à tous les intéressés.
3. FF 824/6, procédure # 103, du 25 juillet 1780.
4. FF 777/7, procédure # 191, du 23 novembre 1733.
5. Entendre « ouiller », même si dans ce cas précis le sens est un peu détourné.
6. FF 750/2, procédure # 048, du 27 juillet 1706. L'affaire se termine par une rixe générale où s'entrechoquent bouteilles, fusils une hallebarde et encore une masse.
7. FF 789/3, procédure # 088, du 20 juillet 1745 – la maladie de la fleur correspond à la formation d'un voile qui apparaît sur le vin dans la cuve ou tonneau au contact de l'air.
8. FF 801/6, procédure # 148, du 8 septembre 1757– elle ne va pas jusqu'à jeter le vin, et le réutilise dans le vinaigre – en le filtrant des poussières on espère.
9. FF 735/1, procédure # 044, du 5 novembre 1691.
10. FF 825/1, procédure # 023, du 8 février 1781.
11. FF 760/2, procédure # 049, du 31 octobre 1716.
12. FF 831/1, procédure # 007, du 10 janvier 1787.