ARCANES, la lettre

Dans les fonds de


Chaque mois, l'équipe des Archives s'exerce à traiter un sujet à partir de documents d'archive ou de ressources en ligne. Retrouvez ici une petite compilation des articles de la rubrique "Dans les fonds de", dédiée à la présentation de documents issus de nos fonds.

DANS LES FONDS DE


"De algemeene drukkery" [Le besoin général], détail d'une vignette sur une planche de quinze, gravée chez Dirk van Lubeek à Rotterdam (vers 1800-1816). Rijksmuseum Amsterdam, RP-P-1936-522.

De la sellette à la selle, il n'y a qu'un pas


novembre 2025

Lorsqu'un accusé est interrogé par les capitouls sur la sellette, c'est un peu comme si son sort était déjà scellé ; en effet, ce dernier interrogatoire annonce généralement que l'individu est passible, au mieux d'une peine infamante, sinon d'une peine afflictive – qui va le toucher dans son corps. 

Cela dit, notre accusé, bientôt condamné, ne sait pas encore ce qui l'attend. Il ne sera même pas présent lors du prononcé de sa peine ; pour cela, il lui faut attendre, bien au chaud dans les geôles de l'hôtel de ville, qu'un greffier vienne lui lire la sentence. Ce temps d'attente dans les prisons n'est guère une invitation à la rêverie, et certains vont mettre à profit les dernières heures avant le fouet, la marque au fer rouge ou la corde, pour tenter de se faire la belle : c'est maintenant ou jamais. 

Là, deux solutions s'offrent à eux : soit percer un trou dans le mur, soit prendre la voie souterraine par les latrines. La deuxième option est certainement la plus périlleuse puisque Pierre Barthès, dans ses chroniques, relate un échec cuisant arrivé en 1742 : « La nuit du 4 au 5 de ce mois, troix prisonniers du Sénéchal [...] ayant formé le dessein de s'en aller, tentèrent leur évasion par les lieux communs de cette même prison, où, étant descendus l'un après l'autre, ils s'étouffèrent dans la matière contenue dans ce lieu, d'où on les sortit le lendemain dans l'état qu'on peut s'imaginer. On les lava et on les exposa pendant le jour, tout nuds à la veue du public dans la cour du Sénéchal, et la nuit suivante on les mit tous les troix dans un trou au cimetière du Taur »1. Bref, voie sans issue. 

Mais, quarante ans plus tard, ayant probablement su tirer des leçons de l'expérimentation malheureuse de leurs prédécesseurs, les nommés Coustele, Montagut, Bouquiès, Marie-Anne Rousse et Martine retentent l'expérience dans les prisons de l'hôtel de ville. Les hommes commencent par percer un mur qui les sépare des prisons des femmes, rejoignent celles-ci, puis se rendent incontinent dans les lieux communs à elles destinés. Là, unissant leurs efforts, la petite équipe de quatre déplace « la pierre formant les sièges pour lesdites latrines, qui est de six pams quatre pouces de longueur sur deux pams deux pousses de largeur et sept pouces d'épaisseur »2, enlève une « des barres de fer qui traversoit le trou du milieu de lad[i]te pierre où s'échapent les matières fécales ». Ils touchent presque au but, finissent d'agrandir le trou, se retrouvent dans une courette sans issue qui sert de poulailler3 et, par miracle, une échelle à bras s'offre à eux. Le reste est un jeu d'enfant : il suffit de grimper les barreaux, de pousser la fenêtre du logis des demoiselles Lozes, épouse et fille du bedeau des capitouls, de traverser leur appartement – devant des Lozes stupéfaites – et de là passer à la rue. Voilà, c'est fait : nos comparses doivent pousser un grand soupir de soulagement, ils sont libres4

Pour en savoir plus sur ces deux thématiques qui a priori n'ont rien en commun, n'hésitez pas à vous plonger dans la lecture des dossiers des Bas-Fonds : Le grand soulagement (n° 24, de décembre 2017), et La grande évasion (n°33, de septembre 2018).

_____________________________

1- Bibliothèque municipale de Toulouse, Ms. 699, p. 101, entrée du 5 septembre 1742.
2- FF 826/7, procédure # 151, du 24 décembre 1782.
3- Oui, un poulailler au cœur de l'hôtel de ville !
4- Sauf que la seule Martine n'en profitera guère, elle sera reprise peu après.

Coupe d’une glacière-modèle, planche dans le texte de “L'art d'employer les fruits, et de composer à peu de frais toutes sortes de confitures et de liqueurs. Pour faire suite à la Cuisinière de la campagne”, page 117. Paris, Audot libraire, 1818.

Au-dessous de zéro


octobre 2025

Au risque de chambouler le long cours de l’Histoire, des études sur le climat, on pourrait affirmer que le petit âge glaciaire aurait pu être ressenti à Toulouse dès 1619 ; mais finalement non. Une nouvelle avancée des glaces semble poindre en 1647, mais il faut en fait attendre 1660 pour que la glace s’impose de manière durable dans la ville. 

Là, une précision s’impose : nous parlons d’une nouvelle « mode » qui gagne non seulement Toulouse, mais encore tout le royaume : celle des glacières.

Ces lieux permettaient de conserver la glace afin de pouvoir en disposer tout au long de l’année. Il s’agit généralement de puits coiffés d’un édicule en permettant l'accès. 

Le 27 août 1619, les capitouls font part aux membres du conseil de ville de l'offre du sieur La-Crambe, marchand, qui expose la nécessité et les avantages de boire frais durant tout l'été ; il propose ainsi d'assurer la fourniture exclusive de la ville en neige et en glace. Les capitouls sont certainement séduits et lui permettent l'établissement de son négoce, sans pour autant lui en donner l'exclusivité (BB 26, f° 47-48, conseil de ville du 27 août 1619, 2e point). L’aventure semble sans lendemain, tout comme la nouvelle proposition faite aux capitouls en 1647 (BB 34, f° 78-78v, conseil de bourgeoisie du 20 août 1647, 3e point (omis en son rang dans le registre et seulement inscrit en décembre).), certainement retardée, puis avortée pour cause de peste. 

C’est donc en 1660 que s’engagent les tractations qui amènent à la construction d’une première glacière proche du ravelin du Bazacle, un bail à fief entre la ville et Noël Martel est passé le 25 octobre 1660 (DD 62, f° 61v-63). Dès 1680, le nouveau cadastre indique cette glacière (qui disparaîtra probablement au cours du 18e siècle lors du percement du canal de Brienne), tout comme une autre, au-dessus du canal à Guillemery. Cette dernière va perdurer et même se multiplier puisqu’une expertise de 1746 y fait désormais état non plus d’une, mais bien de quatre glacières côte-à-côte : trois de forme ronde et une autre ovale (Relation de l'état des glacières de la ville, faite du 31 janvier au 5 février 1746. A.M.T., DD 96, liasse non foliotée). Les glacières de Guillemery sont encore en activité au 19e siècle. Ironiquement, le lieu est actuellement occupé par une grande enseigne de produit surgelés. Le compte ne serait pas complet si l’on ne mentionnait pas un troisième lieu : la glacière du port Garaud. Inutile de chercher à la localiser sur les cartes et les plans anciens, puisqu’elle se trouve... en sous-sol d’une maison ! 

Vue de la glacière, gravure par François Racine de Monville. 1785.La glace collectée sur Garonne ou bien descendue de la montagne lors des hivers trop doux n’est que stockée dans les glacières, ceux qui veulent en acheter au détail doivent se rendre dans des points de vente appelés bureaux de la glace qui se trouvent en ville. 

Comme il a été évoqué dans l’argumentaire de 1619, cette glace sert à rafraîchir les boissons ; la mode du vin sur la glace commence alors ; elle gagne les élites mais se démocratise certainement puisque l’on trouve qu’un cabaret rural de Pouvourville se fournit en glace (FF 750/2, procédure # 048, procédure du 27 juillet 1706). Puis viendront les eaux glacées, sortes de sorbets, et surtout les formages glacés qui feront fureur au 18e siècle. 

 

 

Pour les passionnés de glace(s), notez déjà la date du samedi 25 janvier 2026, où un atelier Au fil des chroniques des capitouls sera intégralement consacré à la glace et ses usages sous l’Ancien Régime. 

[scène dans un cabaret villageois], huile sur panneau de bois (H. 62 cm x L. 82.6 cm), par Cornelis Saftleven, 1642. Rijksmuseum, Amsterdam, inv. n° SK-A-715 (détail).

Vin fleuri, vin trouble


septembre 2025

Tout aurait pu commencer à Toulouse par cette ordonnance du 20 juillet 1340, mais l'on sait bien que les trouble-vins existaient probablement depuis la nuit des temps.
Ce jour-là, après mûre réflexion entre les capitouls, les assesseurs, les médecins et autres prud'hommes, une délibération est prise, et l'on publie cette ordonnance municipale qui interdit aux marchands et taverniers de travailler le vin, d'y mêler de la terre glaise, du sel, du vermillon du Brésil1, de l'alun de roche, du calomel, des crottes de chien, de la chaux et autres matières nuisibles, comme aussi d'importer à Toulouse aucun vin ainsi arrangé2.

Les mélanges du cabaretier
Joseph Chevalier, dit Quic, prétend que les cabaretiers voisins mettent de l'eau dans leur vin. C'est là une accusation des plus courantes, mais ici la calomnie fonctionne puisque ces derniers sont obligés de faire appel à un expert qui, « ayant fait l'épreuve dud. vin » devant témoins, « il reconnut que ledit vin étoit pur et sans aucune mixion »3. En 1733, Jean Caillive commerce dans le vin : il laisse 17 tonneaux chez un cabaretier afin qu'il les vende à pot renversé. Le bruit se répand vite dans le public, que ce vin de Roquemaure est excellent. Mais voilà, le tavernier enivré par le succès va rapidement faire des mélanges avec d'autres fonds de barriques, afin de tirer plus de profit. Ses dons pour l'assemblage sont à l'évidence limités puisque ceux qui le goûtent le trouvent pour le mieux un « vin qui tiroit sur le fort », sinon « trouble » – « très mauvais et louche », jusqu'à « aigre et sentant le pourry » ; les experts appelés confirmeront4
En 1706, depuis Versailles jusqu'à Toulouse, la mode du « vin sur la glace » s'est répandue, jusque dans les auberges rurales, comme ici à Pouvourville. Le cuisinier Vidal, son épouse et son beau-père, profitent d'un beau lundi de juillet pour quitter la ville afin d'aller s'y promener. Après le déjeuner, « ayant fait partie d'aller boire chès le nommé Firmy, hoste audit endroit, ils y seroint allés ensemble. Et ayant fait tirer du vin et mettre à la glace, et après qu'ils en ont eu bu presque la moitié, ayant dit à l'hoste de leur en porter un demy-pégua pour huilier5 l'autre, ledit hoste, au lieu de leur porter du même vin, il auroit au contraire porté du vin farlatté et aygre »6
Le vin n'est pas toujours frelaté à dessein. Il se peut qu'un défaut de surveillance et d'ouillage dans les tonneaux le rendent fleuri. Ainsi, un dimanche de juillet 1745, sortant de la taverne de Françon Clémens, le doreur Joseph Cazalbon, est furieux ; il clame qu'elle « luy avoit donné du vin fleury, ce qui l'avoit obligé de dire à laditte Clémens, que si elle luy en donnoit une autre fois de semblable il vouloit le luy jetter au vizage »7.

Le public pas en reste
Pour la demoiselle Vey, cabaretière, le problème est différent. Elle tire à l'avance le vin des tonneaux et le stocke dans des pots sous l'escalier. Mais les voisins du dessus font quotidiennement du train dans leur ménage, « ce qui, en faisant tomber la poussière dans les pots où l'on met le vin, l'expose à être entièrement troublé »8. En 1691, Ursule Bayouli, tavernière, baille un péga (3,17 l.) de vin blanc à une domestique pour le dîner de son maître. Celle-ci revient peu de temps après en demandant d'échanger le vin blanc pour du vin rouge. Ursule refuse de reprendre le péga vendu « parce que elle ne pouvoit pas sçavoir si le vin blanq qu'elle avoit baillé étoit le mesme ou s'il avoit esté farlaté »9. Effectivement, une fois le vin tiré, rien n'empêche d'y ajouter quoi que ce soit. Par exemple, le forgeron Cayrol qui, invité à manger des crêpes chez le métayer de Bordenove près Larramet, s'y rend avec sa charrette et un tonneau de vin ; « il y resta en conséquance jusques à sept heures du soir, à laquelle il s'apperçut qu'on luy avoit bu près de huit pégas de vin de sa barrique et qu'on avoit en outre mis dans son gobelet avec le vin, du tabac pendant deux fois de suite, ce qui l'obligea à s'en plaindre »10. Cas extrême, ces buveurs – dont la tavernière pense qu'ils « estoint ivronnés par les marques qu'ils en donnoint » – qui « pissèrent chacun dans leur verre »11, puis vomirent tout, à tel point que « sella santoit si mauvais qu'on ne pouvoit pas rester » dans le cabaret.
On aimerait croire que la diffusion du vin bouché a rendu les choses plus sûres. Ce n'est pas évident : le contrebandier Philippe Huet, en sait quelque chose, en plus de son trafic de tabac de Macouba, il fait aussi dans le vin bouché qu’il achète à bas prix en Espagne, et y colle allègrement des étiquettes imprimées qui ne sont visiblement pas du cru12.

Et, même si le vin n'est pas toujours frelaté, il peut faire naître force troubles et conflits, Trouble-vin vous emmène justement à Lalande, sur le domaine de Lassesquières, du temps où un château se dressait encore là où un lac a maintenant élu domicile. 
Et justement comme le ban des vendanges approche, l'atelier Au fil des chroniques des capitouls du samedi 25 octobre sera entièrement consacré à la vigne et au vin.

______________________________________

1. Certes le Brésil que nous connaissons n’est pas encore connu à cette date, mais le mot existe bien, il désigne généralement un bois rouge couleur braise, importé des Indes.
2. AA5/156. Notons que si l'acte est en latin, on précise bien que l'ordonnance, elle, sera publiée en roman (en occitan si vous préférez) et communiquée à tous les intéressés.
3. FF 824/6, procédure # 103, du 25 juillet 1780.
4. FF 777/7, procédure # 191, du 23 novembre 1733.
5. Entendre « ouiller », même si dans ce cas précis le sens est un peu détourné.
6. FF 750/2, procédure # 048, du 27 juillet 1706. L'affaire se termine par une rixe générale où s'entrechoquent bouteilles, fusils une hallebarde et encore une masse.
7. FF 789/3, procédure # 088, du 20 juillet 1745 – la maladie de la fleur correspond à la formation d'un voile qui apparaît sur le vin dans la cuve ou tonneau au contact de l'air.
8. FF 801/6, procédure # 148, du 8 septembre 1757– elle ne va pas jusqu'à jeter le vin, et le réutilise dans le vinaigre – en le filtrant des poussières on espère.
9. FF 735/1, procédure # 044, du 5 novembre 1691.
10. FF 825/1, procédure # 023, du 8 février 1781.
11. FF 760/2, procédure # 049, du 31 octobre 1716.
12. FF 831/1, procédure # 007, du 10 janvier 1787.

"Tussilago Farfara L. Petasites officinalis M.", avec inscription manuscrite : "Pas d'âne tussilage, les feuilles sont bonnes". Phototypie en couleur, planche XVI, publiée dans “l'Atlas végétal des plantes médicinales citées dans Ma cure d'eau", de Sebastian Kneipp, curé à Wörishofen en Bavière (traduit de l'Allemand en 1894). Rijksmuseum, Amsterdam, inv. n° RP-F-2001-7-612-16.

Farfara


juillet - août 2025

En été, certains gambadent dans les prés pour conter fleurette, d’autres courent les champs afin d’herboriser. Avec la recette de l’eau de farfara, nous vous proposons d’aller cueillir, non pas les roses de la vie, mais bien des brassées de fleurs pour préserver cette même vie. 

Car ce voyage botanique nous mène en novembre 1652, alors que sévit la dernière épidémie de peste à Toulouse. Tous les remèdes sont bons pour tenter de se prémunir du mal, et l’eau de Farfara en est un, à tel point que les capitouls n’ont pas hésité à mandater l’apothicaire Savinien Guéride pour en confectionner1
Il vous faut d’abord trouver le farfara (Tussilago farfara) avec sa racine, c’est une évidence ; vous cueillerez ensuite de l’angélique odorante de Bohème (Angelica archangelica), de la tormentille (Potentilla erecta). Ajoutez à cela une bonne livre de coriandre préparée (Coriandrum sativum), autant de baies de genévrier (Juniperus communis), moitié moins de gentiane (Gentiana lutea). 
Vous n’êtes pas au bout de vos peines, car sitôt revenu pour déposer votre cueillette, vous devrez repartir quérir de l’osmonde royale (Osmunda regalis), cette fois, juste la racine fera l’affaire. Ajoutez-y quelques bouquets de succise2 des prés (Morsus diaboli). Ces deux dernières plantes se trouvent non loin d’ici, entre Garonne et Touch, au château Saint-Michel. Si votre panier n’est pas encore rempli, poussez jusqu’à Blagnac où poussent campanules (Campanula), chardons bénis (Centaurea benedicta) et citronnelle (Artemisia abrotanum). 
Repassez la Garonne et dirigez-vous vers Pech David d’où vous pourrez rapporter « les herbes nécesseres comme sont l’ulmaria, scabieuse, pimpinelle sauvage, romarin, rue, tussillaguo ». 
On vous laisse remettre ces dernières jonchées de fleurettes en français moderne et en latin, si vous en avez le courage, car il vous faut désormais commencer la préparation et vous munir d’un fourneau, de bassines, de mortiers et d’un alambic. 
Ah, une fois le feu allumé, rajoutez à la décoction frémissante six onces de clous de girofle (Syzygium aromaticum) et une demi-livre de cannelle (Cinnamomum). 

Après huit bons jours de distillation, filtrez et mettez en bouteille. 

Si vous souhaitez découvrir d’autres remèdes et leur composition, les capitouls ont pensé à tout, car cette même année, ils ont financé la réédition du “Bref recueil des remedes les plus experimentez, pour se preserver, & guerir de la peste”, par Jean de Queyratz3

______________________________________________________________________________________________________________

1 . Comptes du trésorier pour l’année 1652, chapitre des dépenses pour la peste : CC 2098, f° 431v ; et détails de la confection de l’eau de farfara : GG 1004, n.f..
2 . Ne confondez pas avec de la saucisse, ça marchera beaucoup moins bien.
3 . Comptes du trésorier pour l’année 1652, chapitre des dépenses pour la peste, CC 2098, f° 210-210v.

Les inondations de 1641 à Wolfenbüttel (Basse-Saxe), durant le siège de la ville. Gravure de Jan Luyken, Amsterdam, 1698. Rijksmuseum, Amsterdam, inv. n° RP-P-1896-A-19368-1450.

Débordement de violence en temps de crue


juin 2025

Juin 1781, la Garonne est une nouvelle fois sortie de son lit et l'eau a envahi le quartier Saint-Cyprien. Il faut bien faire avec. À tel point que des portefaix opportunistes proposent leurs services aux passants afin de pouvoir traverser la grand'rue plus en sécurité. 

Près de l'église Saint-Nicolas, voilà quatre porteurs du dais de la procession de la fête-Dieu qui, « se voyant enfermés dans la rue de la Boutonnière1 vis-à-vis le puids de la grande rue par la quantité extraord[inai]re d'eau qui provenoit du débordement de la Garonne, ils prièrent un homme de les passer – en payeant – sur ses épaules ». Las, lors du déchargement-débarquement de l'un d'eux, son pied, au lieu de toucher la terre ferme, rencontre celui du sieur Longchamps, officier de dragons. L'homme, visiblement ombrageux, ne se contente pas de simples excuses, et dégaine son épée et souffle le feu. 

S'ensuit un combat semi-naval (tout au moins amphibie) qui, aux dires des témoins, pourrait passer pour fort inégal : Longchamps « frappa à tort à et travers », « menaçeant de passer au fil de l'épée » les quatre malheureux, l'un desquels il « suivit [...] l'épée aux reins » et qu'il « auroit persé d'outre en outre » s'il n'eut esquivé le coup. Les moulinets pieds dans l'eau se succèdent aux feintes et aux parades improvisées, et c'est un miracle que personne ne finisse embroché. 

Mais si l'on prend cette fois le soin de lire la plainte et la procédure à la requête de Longchamps, le déroulement des événements apparaît bien différent. D'abord « grièvement insulté » par les quatre porteurs du dais, il se retrouve seul face à tout un quartier qui se dresse et se ligue, lui jetant une grêle de pierre ; ensuite, ces « assassins dont la pluspart étoient allors armés de bâtons ou de bûches et cailloux » se mettent à la poursuite du dragon, mais certainement au ralenti puisqu'il y « avoit de l'eau jusqu'à my-cuisse ». 

Bref, ce qui est certain reste que des plaies et bosses se comptent parmi les deux parties adverses, Longchamps en particulier n'hésite pas à présenter aux magistrats comme pièces à conviction et preuve de son cruel traitement « son habit d'ordonnance dragon avec un gilet de basin tout couvert de sang, quatre assiettes et quatre secoupes (sic) plaines de sang qu'il nous a dit qu'on lui a ôtté ce matin à deux reprises » – après une saignée par le chirurgien appelé à son chevet. 

Les crues passent et ne se ressemblent pas. L'atelier Au fil des chroniques des capitouls du samedi 28 juin sera justement consacré aux débordements de Garonne et permettra d'observer sous de nombreuses facettes les déchaînements du fleuve au travers des siècles et des récits des Annales manuscrites (1295-1787), mais aussi des délibérations des capitouls, de la comptabilité, des travaux public, des registres de sépultures, des procédures de justice, et encore de l'inestimable collection de plans conservés dans le fonds d'archives du moulin du Château en amont de l'île de Tounis. 

 

______________________________________________________________________________________________________________

1 Lire « Moutonnière ». 

Enregistrement du seing manuel de Jean Derins lors de sa prestation de serment devant les capitouls comme notaire. 1599. Mairie de Toulouse – archives municipales, BB 208, f° 227.

De ces figures qui hantent les archives


mai 2025

Qu'elles soient griffonnées dans un moment d'ennui, d'égarement ou de rêverie, ces figures antiques donnent lieu à des formes humaines ou animales que l'on retrouve dans de nombreux documents de nos fonds anciens. Pensez donc à la surprise du lecteur d'archives qui, au détour d'un feuillet de parchemin se retrouve en présence d'une figure animale incertaine surgissant de la marge du registre, tenant une trompette en sa bouche.
C'est là le piège qui guette le chercheur. À la manière du démon Titivillus qui soufflait des erreurs aux moines copistes, voilà un être qui créé la stupeur ou invite à la rêverie. L'étudiant, l'historien, perd alors le fil de sa pensée ou de sa lecture-transcription, le voilà qui divague, qui plonge dans les entrelacs de feuilles et d'ors, qui se perd dans les notes imaginaires soufflées par la trompe de la bête que l'on ne sait nommer.
Et puis, imaginez retrouver au coin ou au dos d'une page des traits plus légers et amusants représentant des effigies humaines farfelues dans des positions étranges, des doigts déformés et allongés pointant vers des extraits de statuts des corps de métier du 13e au 16e siècle, que des notaires ou des greffiers se sont amusés à griffonner. Ou encore, d'une manière plus élaborée, c'est dans ce cadastre du 17e siècle qu'un arpenteur-dessinateur orne ses lettres majuscules de figures ornithologiques. Avait-il une passion débordante pour les oiseaux ou s'ennuyait-il au point d'embellir ses lettrines ? Les oiseaux ont décidément le vent en poupe puisque quatre siècles plus tôt, ce jeune notaire (tout frais éclos de l'œuf) en avait choisi un pour signer ses actes officiels.
Et combien d'entre eux, pensant transcrire en toute sérénité cette lettre de rémission délivrée par Jean de Berry en 1357 auront d'abord à affronter un dragon à deux têtes qui les guette. Attention, nul ne saurait prédire s'il crache du feu de sa tête ou de sa tête-queue, voire deux côtés.
 
Un poème pour magnifier ces images retrouvées :
 

Dragon à deux têtes
Ou drôles d'humains
Au coin d'un parchemin
Ou sortis de leurs cachettes,
Sont à travers ces vers
Redécouverts.

Créature étrange
Au corps serpentin
Souffle et dérange
Ce vieux manuscrit
Qui, tout endormi
Se réveille enfin.
 
Au sein de ces lettres
Des petits êtres
Beaux oiseaux
Et long plumeaux
Qui tombés dans l'oubli
Ont quitté leur nid.
 
D'une majuscule
Naît un minuscule
Double personnage,
Un serpent
Qui nous surprend
jaillissant du coin de la page.

“Midas se lavant dans le Pactole”, huile sur toile par Nicolas Poussin, c. 1627. Metropolitan Museum of Art (MET), New York, inv. n° 71.56 (OA – public domain).

La fièvre des enfants déchus de Midas


avril 2025

La Garonne n'étant pas la rivière Pactole, les Toulousains qui souhaitaient obtenir de l'or ont été contraints de recourir à d'autres moyens pour s'en procurer, en barre ou en paillettes. Voici trois recettes distinctes essayées par nos aînés ; toutes tournant au fiasco, bien évidemment.

- l'alchimie 
En 1752, Guillaume Melhet et le nommé Cadet entreprennent de transformer le plomb en or et le fer en argent1. Jean d’Albaricy, ancien conseiller au parlement et féru de chimie, met à leur disposition son laboratoire. Une première tentative en mêlant du fer, de l'antimoine et du nitre échoue dans le creuset. Mais, peu de temps après, leur seconde tentative est couronnée de succès : ils obtiennent effectivement des lingots d'argent pur ! Victoire de courte durée puisque le sieur d’Albaricy se rend compte, mais un peu tard, que les deux escrocs ont profité de son hospitalité et de son matériel pour fondre de la vaisselle d'argent volée. 

- la magie ou divination 
En 1761, un neveu de grand Marc Arcis, lui aussi sculpteur, s’associe avec les nommés Barrère et Personne, l'un un peu sourcier, l'autre un peu sorcier. Ils approchent la veuve du président de Caulet et lui indiquent que son hôtel recèle un trésor, estimé à environ 900 000 livres. Celle-ci autorise Arcis et ses deux comparses à creuser dans sa cave, avec promesse de partage par moitié du pactole. Or, les recherches s’éternisent et, à défaut de filon, les ouvriers semblent surtout arriver à la nappe phréatique. Devant l'eau qui ne cesse de monter, les chercheurs de trésors en viennent à improviser un cérémonial afin de masquer l'humiliation de leur échec : ils « attachèrent un grand crucifix au pied d'une pompe qu'ils s'étoient procurés, et firent dessendre dans le trou qu'ils avoit fait creuser des enfants nuds, faisant semblant de lire un livre qu'ils appelloient "Agripa", exhorttant tout le monde qui travailloit à prier Dieu et que le diable alloit paroitre »2. En fin de compte la veuve de Caulet en est quitte pour une cave inondée et le trio Arcis-Barrère-Personne pour un procès qui, heureusement pour eux, va se terminer sur une simple admonestation par les capitouls. 

- la nécromancie 
En 1778 le quartier quasi-désert et alors viticole de Lalande aurait pu devenir un nouvel eldorado si tout avait fonctionné comme prévu. Pourtant, les protagonistes avaient minutieusement préparé leur cérémonie, rien ne manquait : une maison isolée louée à un boucher, une tête humaine que l'on était allé chercher à minuit, une casserole de terre, les cierges, la nappe noire et surtout ce petit livret tiré de la vraie nécromancie immanquable. On ne saura jamais ce qui a fait capoter cette entreprise (peut-être une erreur dans la cuisson de la tête), mais les participants ont visiblement été déçus car l'esprit invoqué (celui d'Etienne Chabrié3, l’infortuné "propriétaire" de la tête) n'a pas rapporté l’or escompté. De dépit, ils ont jeté la tête dans une vigne et sont retournés à leur anonymat, laissant toutefois le livret d’incantation, qui est désormais conservé aux Archives4

L'histoire ne dit pas si tous les malheureux escrocs, alchimistes, idéalistes (mais quand même matérialistes) ou expérimentalistes ont ensuite été méditer sur la malédiction du roi Midas ou bien sur la morale de la fable du laboureur et de ses enfants. 

____________________

1 - FF 796/1, procédure # 011, du 29 janvier 1752.
2 - FF 805/7, procédure # 171, du 23 décembre 1761. 
3 – Etienne Chabrié avait été pendu peu auparavant. Sa tête ainsi disponible avant pu être collectée en toute discrétion aux fourches patibulaires où son corps était exposé « pour donner de la terreur aux méchants ».
4 - FF 822/7, procédure # 144, du 27 juillet 1778.

Livre des proxénètes, 1756-1790. Mairie de Toulouse, Archives municipales, HH 97, folio 1. Registre dans lequel sont enregistrées les prestations de serment des proxénètes devant les capitouls, jurant de faire leur métier en Dieu et conscience.

Catin, une femme hors du commun ?


mars 2025

Catin naît le 12 décembre 1737 et on lui donne les prénoms de Élisabeth-Catherine. Bien trop long, elle, gardera seulement Catherine, puis Catin.

De nos jours peu peuvent se targuer de connaître Catin. Aucune rue de la ville, aucun rond-point ou parc ne porte son nom, elle n'a pas eu les honneurs d'un tunnelier du métro, et son nom n'est pas inscrit en lettres d'or à l'entrée d’un amphi de l'université ou d'une salle d'audience du tribunal. Ça viendra peut-être.

Mais qui est donc Catin ?

Au travers des archives, on la suit épisodiquement jusqu'en l'An III du calendrier révolutionnaire. Une femme en apparence très ordinaire. D'abord couturière, elle va ensuite se spécialiser et exercer le métier de proxénète1. Là encore rien de remarquable direz-vous.

À l'âge de 21 ans elle tombe enceinte (notons qu'elle a su l'être 8 jours à peine après le premier rapport, ce n'est pas banal), mais Sabin, le galant qui lui avait promis mariage, s'enfuit le jour de la signature du contrat de mariage chez le notaire. La tuile ! Pourtant Catin ne baisse pas les bras et va aller de l'avant, elle élève seule sa fille (ce qui est rare à cette époque), et se marie avec un autre quelques années plus tard. Preuve que le statut de fille-mère n'est pas complètement rédhibitoire.

Nous aurions du mal à décrire Catin au physique (en 1779 où nous apprenons qu'elle est « une grosse femme »), il sera peut-être plus aisé de parler de ses qualités principales : Catin se distingue particulièrement par son verbe. Coloré voire ordurier lorsqu'il s'agit d'invectiver ou d'insulter, et d'un flot ininterrompu lorsqu'elle doit répondre devant les magistrats des actes à elle imputés. Ses mots sont quelquefois teintés d'un soupçon d'impertinence quand elle est interrogée, et saupoudrés d'un humour ou d'une malice qui doivent la rendre redoutable pour ses adversaires lors de joutes verbales. Nous l'entendons aussi chanter en une occasion, mais ceci n'est certainement pas pour les oreilles des enfants2.

Mais c'est en 1787, au détour d'une procédure de justice des capitouls que Catin apparaît en pleine lumière de façon surprenante. Là, elle est officiellement chargée du contrôle du corps des proxénètes, et c'est à ce titre qu'elle rédige ce qui reste – à ce jour – le premier procès-verbal dressé par une femme à Toulouse. Procès-verbal contre une revendeuse trouvée en fraude, sur lequel les capitouls vont s'appuyer afin de poursuivre la contrevenante. Le fait de pouvoir dresser un procès-verbal est une remarquable avancée et ce seul fait devrait permettre de (re)questionner la place des femmes dans le monde du travail et dans la société Toulousaine à la fin de l'Ancien Régime.

Pensez-donc, une femme qui dresse un procès-verbal ! On aurait vite fait de brandir Catin comme un drapeau, de l'élever en défenseuse des droits des femmes, de traiter d'égal à égal avec les hommes, voire de faire entendre sa voix et de briguer des places lors de la Révolution.

Non, Catin n'est pas féministe (le mot n'existe pas encore de toute façon), ne se mettra jamais au-devant de la scène. Ce qui finalement n'est pas plus mal car on frémit à ce qui aurait pu arriver si elle avait percé, particulièrement lorsqu'en prairial de l'An III on l'entend hurler depuis sa fenêtre « qu'il faut guillotiner tous les prêtres parce qu'ils sont la cause que le pain est si cher ». Certes, c'était dans l'air du temps. Mais le lendemain elle traite deux de ses voisines de « putin des prêtres » et annonce à l'une son intention « de lui ouvrir le ventre avec un couteau, la menaçant toujours de lui faire casser les bras par ses garçons ».

________________________________

1. Attention, à Toulouse sous l'Ancien Régime, une proxénète ne fournit pas les mêmes prestations que de nos jours ; il s’agit d’un métier fort honorable et surtout essentiel, entre la friperie et la trocante.
2. En 1778, elle chante à pleine voix une chanson « où il étoit question de coqu (sic) couyoul, cornard ».

"Een mislukt duel" [un duel raté-avorté]. Feuille avec douze scénettes légendées représentant Hannibal van Hazenburg qui parvient à éviter un duel avec le comte de Sabelslang. Lithographie en couleur par G. J. (monogramme), publiée chez Gordinne , Liège, entre 1984 et 1959. Rijksmuseum, Amsterdam, inv. n° RP-P-OB-203.485 (détail d'une des vignettes).

Le soufflet, ce n’est pas que du vent


février 2025

Au sein de la multiplicité des agressions physiques, le soufflet tient le haut du pavé. Nous avons déjà recensé 208 cas dans les procédures criminelles des capitouls rien que pour la décennie 1760 et 1769. Certes, au regard des magistrats le soufflet reste généralement qualifié de simple voie de fait (et non pas d'excès), mais ce geste a aussi la capacité de porter une atteinte mortelle à l'honneur du récipiendaire, surtout lorsqu'il est donné en public.

Soufflets en famille
Un soir de juillet 1780, au vu de l'heure tarde, Jeanne-Roze Cruzel, cabaretière à l'île de Tounis refuse de servir du vin au nommé Lama. S'ensuivent des cris, des menaces et des insultes de la part du Lama fâché et frustré. Arrive le mari de Jeanne-Roze. Là, « entendant que sa femme était menacée des soufflets, [il] demanda avec empressement qui est-ce qui la menaçoit de soufflets ; et sa femme ayant fait quelque difficulté de lui dire de quoi il s'agissoit, en reçut elle-même un de son mari ». Cela fait, le mari déclare « que Lama étoit bien hardi de venir menacer sa femme de soufflet » et s'empresse de venger l'honneur de sa bien-aimée en fracassant une bouteille sur la tête de Lama1. Les épouses peuvent, elles-aussi, avoir la main leste à l'exemple de Louise Capblanc qui, « comme une furie, traita son mary de f... gueux, f... manan, luy donna des soufflets en luy disant, en jurant de se tenir sur ses gardes »2

Le droit et le soufflet 
En 1727, les jeunes Lavedan et Coste s'apprêtent à suivre une procession de pénitents en qualité de sacristains, mais une querelle avec des inconnus fait que le premier reçoit d'abord « un souflet à tour de bras, dont il tomba presque évanouy. Et sur le moment, le même homme donna deux souflets aussi de toute sa force, aud. Coste ». Leurs pères respectifs portent plainte devant la justice et n'omettent pas d'y préciser que les soufflets « sont les excès les plus graves que l'on puisse recevoir »3. Un soir d'août 1769, prenant le frais devant la porte de son logis le cuisinier Pradel, est hélé par son voisin Labonne qui le menace de soufflets et « de suitte, l'effait suivit la menace. Et non contant de luy avoir donné ce soufflait, sur les plaintes du supp[lian]t, led. Labonne luy en donna un second qui fut plus fort que le premier et luy dit que s'il resonnoit il redoubleroit la doze ». Dans sa plainte le souffleté va rappeler aux magistrats qu'il lui importe « de faire punir led. Labonne suivant la rig[u]eur des loix et que les soufflaits méritent punition exemplaire »4. Sentiment partagé par Jacques Jougla, lui aussi souffleté quelques années plus tôt, qui rappelle dans sa plainte « qu'il n'y a rien dans le monde de si flétrissant qu'un soufflet et qu'une telle insulte ne sauroit être trop punie puisque du temps des Romains un homme qui donnoit un soufflet à un autre étoit puny de mort »5.

La force du soufflet
La demoiselle Bonnet et la demoiselle Baylac étaient amies. Las, c'est bien fini et leur rencontre en mars 1777 tourne au règlement de comptes lorsque la première, « par derrière et par le coup le plus traître, elle donna [...] un soufflet du revers de la main sy fort qu'elle luy fit seigner la bouche », tellement que la Bonnet se vantera « que la main lui faisoit encore mal tant elle avoit donné le soufflet fort »6. Cette même année, le cordonnier Poiriès n'y va pas de main morte, puisqu'après avoir appliqué deux soufflets à Roze Gironis, un témoin indique que celle-ci « avoit ses joues rouges comme du feu, et le déposant aperçeut sur ses dites joues les empr[e]intes des doigts »7.
 
Mortel le soufflet ?
En septembre 1761, par trop de curiosité, Joseph Tremouil reçoit un soufflet si violent qu'il en « tomba à terre couvert de son sang, sans parolle ni mouvement, et qu'il fut regardé pendant quatre ou cinq heures comme un agonisant ». Que l'on se rassure, il va mieux8
En revanche, Mathieu Codaute n'a pas eu cette chance. En juillet un seul soufflet, un « rude soufflet » selon certains témoins (mais ils se rétracteront, « ne sachant pas s'il fut rude ou pas ») et voilà Codaute qui tient le lit pendant un mois et demi avant de rendre son dernier souffle. Ça vous surprend ? Découvrez toute l'affaire sur le module Meurtres à la carte d'Urbanhist.

__________________________

1. FF 824/6, procédure # 106, du 31 juillet 1780.
2. FF 818/4, procédure # 073, du 8 juin 1774.
3. FF 771/1, procédure # 033, du 14 juin 1727.
4. FF 813/6, procédure # 142, du 4 août 1769.
5. FF 809/4, procédure # 070, du 17 mai 1765.
6. FF 821/2, procédure # 040, du 13 mars 1777.
7. FF 821/5, procédure # 105, du 16 juin 1777.
8. FF 805/5, procédure # 150, du 27 septembre 1761.

Exécution de Hans Spiess, condamné à être roué vif pour le meurtre de sa femme, 1503. Enluminure de la Chronique de Diebold Schilling, 1513. Korporation Luzern, ms. S-23-fol, p. 439 (détail).

La roue de l’infortune


janvier 2025

La roue. Voilà un supplice oublié qui, pour ceux peu familiers avec la chose, laisserait presque à penser qu'il comprend une certaine part de hasard, comme si une fois ou un tour sur deux, sur trois, quatre… le condamné pouvait tomber sur un numéro chanceux et ainsi s'en sortir.
Que nenni, la roue, organe du bras armé de la Justice, n'est pas la roue de la fortune, ni la roulette russe, encore moins tournez manège, loin s'en faut.
D'ailleurs, la plupart du temps elle n'est pas une roue du tout. Ah ? Mais alors, comment fonctionne la roue si ce n'en est pas une ?

Bien, à Toulouse – et ailleurs dans les bonnes villes du royaume –, le condamné1 se voit attaché les bras et jambes écartés sur une croix de saint André posée au sol ou sur une estrade. Là, l'exécuteur de la haute justice va d'abord le rouer de coups avec une barre de métal. Mais, attention, pas n'importe comment, car c'est un travail de professionnel. Il faut donner un certain nombre de coups sur des parties bien précises du corps du malheureux afin de lui briser les membres, tout en lui garantissant la vie (pour le moment). Une fois cela achevé, le bourreau va détacher son patient pour installer le moribond à la vue de tous, sur une roue présentée à l'horizontale et fixée sur un axe. Et voilà enfin la roue. Là, notre condamné va agoniser jusqu'à son dernier souffle, et ça peut durer très longtemps2. Mais dans sa grande bénévolence, la Justice peut quelquefois signifier un retentum, c'est-à-dire un ordre secret, connu du seul bourreau, qui pourra ainsi mettre fin aux souffrances du condamné en l'étranglant discrètement. Le retentum précise quand opérer ce geste, quelquefois avant même de briser les membres ou bien généralement après deux heures d'exposition sur la roue, comme ce fut le cas pour Jean Calas.

On oublie que le supplice de la roue peut aussi être une tâche périlleuse pour le bourreau. Citons par exemple l'exécuteur de la ville, Mathieu Bouyrou, qui faillit perdre la vie le 9 mars 1745. Après avoir cassé les jambes et les bras de son client « et l'avoir mis sur la roue, luy-même s'étant mis sur le prévenu pour l'attacher, le bouton de la roue qui étoit pourri s'étant ouvert tout à coup, la roue tombant à terre, entraîna par sa chute le bourreau et le prévenu sur le pavé. L'exécuteur se démit le bras »3. En 1769, Varenne fils, « bourreau bouillant, jeune et sanguinaire »4 rate totalement sa première exécution publique et bâcle le travail en écrasant le visage du patient au lieu de lui briser le bras gauche. Évidemment « le murmure fut général dans la place, tout le monde fut indigné d'un coup aussy peu réfléchi, et les messieurs fâchés autant qu'on peut l'être firent mettre ce bourreau en prison après l'avoir réprimandé comme il le méritait, avec déffense de ne plus y retomber ». Or, l'on sait que Varennes fils, déjà en roue libre dès son jeune âge, choisira bientôt la voie du crime et finira mal. Pour le bourreau aussi la roue tourne.

Finissons en évoquant les inconditionnels de la roue que sont indéniablement nos cousins les Germains et nos voisins les Helvètes ; eux préféraient utiliser la roue comme instrument de battage, ce qui était drôlement fort et qui demandait à leurs exécuteurs une habileté hors du commun comme l'illustration ci-contre le démontre.

_______________________________________

1 - Cette peine est exclusivement réservée aux hommes ; elle est généralement décidée pour ceux qui ont commis des crimes aux circonstances considérées comme particulièrement ignobles.
2 - À notre connaissance le record de « longévité » est tenu par un condamné supplicié à Paris : 48 heures avant son dernier râle ou soupir.
3 - Mémoires manuscrites de Pierre Barthès ; 9 mars 1745 : « Exécution terrible et cas extraordinaire ». B.M.T., Ms. 699, p. 185-186.
4 - Mémoires manuscrites de Pierre Barthès ; 31 juillet 1769 : « Homme rompu vif ». B.M.T., Ms. 704, p. 109-110.

[squelette agenouillé] Gravure de/ ou d'après Jacques Gamelin. Planche extraite du "Nouveau recueil d'ostéologie et de myologie, dessiné d'après nature", publié à Toulouse chez Desclassan, 1779. Wellcome Collection, London, inv. n° 569733i.

Du commun au sacrum


décembre 2024

Pas pire ou probablement pas mieux que nous, nos aïeux avaient tous en eux quelque chose de sacré. Quand on y touchait il risquait d'y avoir un os, et cela pouvait faire bien mal, gêner, voire empêcher tout mouvement.
Avec l'os sacrum, nous touchons en effet le sanctum sanctorum. Voyez Bertrand Sentous, racher de son état, ou radger (bref, il est radelier), basé au port Garaud. Et ce matin du 8 août 1710, il y a bagarre. Un coup d'arpette sur les reins lui laisse une vilaine « equimose ou contusion sur la vertèbre supérieure de l'os sacrum, de la largeur de deux travers de doit »1. Et le chirurgien qui le soigne de déclarer que la « susdite blesseure empeschant la souplesse des muscles[s] des lombes, ce qui peut empescher aussi le blessé de ce courber pour travailler jusqu'à la dissolution du sang épanché(s) ». En d'autres termes, Bertrand est au repos forcé pour huit jours.
En 1755, Raymonde Aubaret, veuve d'un sculpteur a des mots avec un colocataire. De verbe au geste il n'y a qu'un pas et elle reçoit un coup qui l'étend au sol. Le chirurgien qui vient la voir note qu'elle se plaint « d'une grande douleur à l'extrémité inférieure de l'épine, vers l'os sacrom »2 ; après l'avoir examinée, il lui trouve « une rougeur qui n'étoit pas bien considérable ». Cependant, ajoute-t-il, « elle ne pouvoir pas supporter que j'y touchasse sans ressantir de vives douleurs ». Cinq ans plus tard, c'est Simon Prohenque qui se fait ausculter après une rixe. Le chirurgien trouve « une contusion de la grandeur de la paulme de l[a] main sur l'os sacrom »3, le saigne illico et estime que le patient pourra être guéri « dans quizaine, sauf autres accidents qui pouroit ce déclarer, jusqu'au soisentième jour ». Il est vrai qu'outre le sacrum, Prohenques a aussi été cabossé à la tête. 

Et ceux qui ont pris de la hauteur et qui ne s'intéressent guère au commun des mortels, pourront se délecter à la lecture de la « Description des ossemens du glorieux St Emond, martir, roy d'Engleterre, qui feurent tr[o]uvés dans son sépulchre à la voûte des corps saincts de l'église St Sernin le 16e juillet 1644 »4. La chronique des Annales manuscrites des capitouls y consacre quelques pages5. Nous livrons le squelette en l'état afin que les sceptiques puissent s'assurer qu'il n'y a pas eu mélange ou fraude avec un côte ou un fémur de trop.

De toute façon, l'important pour nous aujourd'hui est de retrouver le sacrum :
- la teste toute entière avec trois dents de la mâchoire supérieure,
- la mâchoiere inférieure avec sept dents,
- cinquante pièces des costes, faisans les vingt-quatre,
- la partie supérieure de l'os sternum,
- autre grande pièce de l'os esternum,
- deux clavicules,
- l'os sacrum,
- les deux os cleon avec le pubis,
- six pièces d'os faisans les homoplates,
- deux os dits humérus,
- un os de l'avant-bras dit cubitus, quasi entier,
- autre os dit cubitus, d'un demi-pied de long,
- un os dit radieus, coupé,
- huit os des métacarpes, 
- trante os des phalanges des doits des deux mains,
- les deux os des cuisses, dits fémurs, 
- les deux os des jambes, dits fémurs, 
- les deux os des jambes dits tibias 
- les deux autres os des jambes, dits rayons ou peronné ou fibula,
- les deux os dits rotula, ou pateles des genous,
- quatorse os des tarsses de deux pieds, sçavoier deux caléanes, deux caboïdes, deux astragales, deux naviculaires, et les six anonimes,
- dix os aussy anonimes,
- vingt huit os des phalanges des orteils.

À y être, on en profita aussi pour faire l'inventaire d'autres reliques. Ainsi parmi les ossements de saint Symphorien et saint Castor, se trouve « l'os sacrum avec le coccis » ; nous ne saurons précisément auquel des deux saints cet os fondamental appartenait. Plus compliqué encore, la caisse qui contenait les saints Clavele, Nicostrat et Simplicien : là, pêle-mêle dans un monceau d'osselets, gisent un os sacrum entier, les fragments d'un autre, et enfin un troisième en quatre morceaux.
Ceux qui voudraient invoquer tel saint en particulier risquent de tomber sur un os ; ils ont une chance sur deux, voire sur trois, d'invoquer le bon sacrum.

_____________________________________

1. FF 754/3, procédure # 039, du 8 août 1710.
2. FF 799/4, procédure # 124, du 28 juin 1755.
3. FF 804/1, procédure # 018, du 28 janvier 1760.
4. L'élévation de ses reliques avait été décidée 14 ans plus tôt, alors que le corps de ville avait invoqué l'assistance dudit Saint-Edmond afin de sauver la ville ravagée par la peste ; cela a donné lieu à de grandioses célébrations narrées par le menu dans la chronique de cette année 1644.
5. BB 279, chronique 316, année 1644, p. 376-377.

Écu of six livres, frappé à la monnaie de Limoges. Avers, avec le profil du roi Louis XVI, roi des Français. Argent (diam. 3,9 cm × poids 29,35 gr.), 1792. Rijksmuseum, Amsterdam, inv. n° KOG-MP-1-3287.

... un travail qui se fait dans le feutré


novembre 2024

« Le faux talbin, messieurs, est un travail qui se fait dans le feutré » annonce Jean Gabin dans Le cave se rebiffe.
Nous saisissons cette citation au vol pour aborder ici le délicat sujet de la fausse monnaie. Les archives de la justice des capitouls nous livrent en effet quelques affaires çà et là tout au long du 18e siècle, parmi lesquelles nous nous limiterons aujourd’hui à deux particulières en 1784.
Le but du jeu étant de faire passer de fausses pièces pour des vraies, tous les moyens sont bons. Il est difficile d’estimer le nombre de naïfs qui se font ainsi tromper. 

Dans le courant du mois d’avril1, Catherine, à qui l’on a présenté un faux écu de six livres pour l’achat d’un saucisson, remet sans se méfier le saucisson à l’acheteur et lui rend la monnaie, c’est à dire « un écu de trois livres et quarante-deux sols de monoye » (vous avez fait le calcul, le saucisson se monte à 18 sols). Bernée, elle explique aux magistrats que jamais elle n’aurait pu réaliser qu’il s’agissait d’un écu faux « attendu qu'elle est d'un âge avancé et qu'elle a mal aux yeux, mais elle reconnetroit le saussisson », c’est déjà ça.
Mais, me direz-vous, quand on n’a pas la vue, on a l’ouïe.
Effectivement, en novembre de même année2, Pierre Bouzigues examine un écu de six francs « et, ayant remarqué qu'il n'y avoit point de cordonet autour, il le laissa tomber sur le comptoir sans qu'il rendit d'autre son que celui d'un écu fendu » ; celui qui le lui présente insiste et assure que la pièce est bonne, Pierre lui rétorque : « Laissès-le tomber sur le pavé », ce que l’autre se refuse à faire et repart avec la pièce litigieuse, qu’il arrive finalement à changer dans une autre boutique, « quoi qu'il n'eut pas un bon son ».
Et si la vue ou l’ouïe font défaut, il reste encore le toucher. C’est ainsi que Jean-Pierre est alerté car il trouve « cet écu plus doux au tact que ne sont ordinairement les écus », il le frotte alors « avec son doigt et il s'aperçut que son doigt se chargeoit d'une crasse noire ».
François à qui l’on présente des pièces de même facture les reconnaît fausses « au seul tac », mais lui est doté d’un autre sens supra développé puisqu’il assure encore que l’odeur de l’écu le met en alerte. Là, on aimerait qu’il nous explique, puisque tout le monde sait que l’argent n’a pas d’odeur.
Bref, si vous avez bien suivi, il manque encore un des cinq sens à l’appel, visiblement personne n’a songé à léchouiller un écu en cette année 1784 afin de savoir s’il était vrai ou faux. 

________________________________

1. FF 828/3, procédure # 051, du 28 avril 1784.
2. FF 828/8, procédure # 156, du 9 novembre 1784.

Le double meurtre de la place Armand Leygues ; policiers sortant le corps d’une des victimes. Cliché André Cros, nuit du 18 au 19 décembre 1972. Mairie de Toulouse, Archives municipales, 53Fi1187.

Deux morts pour un seul corps


octobre 2024

L’édition 2024 du festival Toulouse Polars du Sud vient de s’achever. Les Archives de Toulouse, associées à cet événement, ont proposé cinq ateliers successifs (aux trois initialement programmés, nous en avons rajouté deux supplémentaires à la hâte) où plus de 100 personnes se sont inscrites afin de venir se pencher sur les archives d’une étrange procédure criminelle des capitouls remontant à janvier 1733. 

Tout commence par la découverte du corps d’un inconnu sous le pont de Tournefeuille. Après une autopsie dans les règles, il s’avère que l’homme a d’abord été frappé de plusieurs bourrades (coups de crosse) au visage, puis tué d’un coup d’arme à feu. Exposé sur la pierre morne de l’hôtel de ville, il est rapidement identifié le jour-même. Il s’agit indéniablement « du nommé Pierrot, cy-devant vollaille[r] de proffession, habitant au mazague de Naugé en Gascoigne, près du village ou marquisat de S[ain]t-André ».
Sauf que voilà, le lendemain, d’autres personnes identifient formellement le corps comme étant celui « de feu Raymond, voiturier, habitant du lieu de Lhaas en Gascoigne ».
Les capitouls, interloqués par la double personnalité du cadavre, décident d’envoyer un de leurs assesseurs en Gascogne, à la recherche d’indices permettant de trancher quant à l’identité de ce corps, décidément bien dérangeant. En passant par Colomiers, Léguevin, Pujaudran, le magistrat s’enquiert d’une éventuelle disparition en donnant le signalement du maintenant fameux Raymond et Pierrot. À Auradé, il a un coup au cœur car on lui annonce qu’un certain Kéron aurait été assassiné à Toulouse ledit jour. Fausse alerte, Kéron se présente, il est toujours vivant.
Poussant plus avant dans la Gascogne profonde, le magistrat questionne inlassablement les consuls des communautés traversées.
C’est enfin à Lahas qu’il obtient des réponses. Ici, quelqu’un manque effectivement à l’appel. Mais est-ce Raymond ou Pierrot ?
« Hé bien », lui dit-on, « Pierrot ou Raymond c’est pareil ! » Pour les locaux, l’homme mort s’appelait Raymond, mais on le nommait plutôt Pierrot, comme son père. Oui, il est bien natif de Lahas, mais il réside à Naugé depuis son mariage. Une évidence gasconne qui a certainement déstabilisé un tantinet notre homme de justice toulousain.
Mais l’important étant là ; on a enfin la certitude sur le mort, mission accomplie. Il ne reste plus à l’assesseur qu’à rendre visite à la veuve, une simple formalité.
Sauf que là... Bref, vous comprendrez qu’il y a à nouveau un hic, et que la double vie (ou double mort) de Pierrot-Raymond va offrir de nouvelles surprises au magistrat.